Napoléon, Payot, coll. biographie Gourmande.
Marion Godfroy Tayart de Borms, Napoléon, Paris, Payot, coll. Biographie gourmande, 2018.
MISE EN BOUCHE
Il est des légendes tenaces. Napoléon fut empoisonné. Il est des a priori fâcheux. Napoléon mangeait vite. Il est enfin des histoires de familles qui vacillent. Vous descendez d’un général d’Empire. Je n’aime pas les légendes. Les a priori ont souvent des conséquences douloureuses. Et je hais ces histoires de famille qui répandent – il faut bien l’admettre – des substances si toxiques qu’elles annihilent toute bienveillance en l’être humain.
En historienne aux aïeux de la terre rouge des Vosges, au grand-père résistant à son frère déporté, et au goût malgré tout immodéré du baba au rhum, il est des évidences qui me chatouillent les narines comme d’autres ont des envies de fraises. C’est pour cela que j’aime l’histoire. Viscéralement. Et c’est pour cela qu’est née la collection « Biographie gourmande ». Pour démontrer qu’une table et qu’un personnage n’était pas qu’une quantité normée de viandes et de légumes. Qu’au contraire, leur étude révélait en creux la politique, la culture, l’histoire d’une vie et d’une époque. Que l’on pouvait forger un concept biographique original en se déliant des normes classiques. Et qu’alors le personnage choisi s’affranchissait des querelles, des réussites ou des échecs, des dates ou des synthèses pour apparaître au sein d’autres grilles de lecture. Napoléon, tout particulièrement, semblait répondre à cette ambition. Pendant des siècles, l’image d’Épinal fut celle d’un homme qui entretint avec la nourriture un rapport utilitaire médiocre. Le Premier consul préférait laisser à d’autres ce talent au rang desquels un brillant Murat ou un cynique Talleyrand.
Pendant des siècles toujours, sur le socle de la valeur du pied anglais on s’est régalé de ce que Napoléon était petit. Erreur mathématique de ceux qui ne savaient compter en pieds français, et mesurer ainsi un empereur d’un mètre soixante-dix. Pendant quelques décennies enfin, on s’est délecté à parier sur qui lui aurait administré une dose mortelle d’arsenic. Pour un homme qui redouta tant qu’on attente à sa vie, le clap de fin s’avérait bien cruel. La ficelle était un peu trop grosse. Elle céda lorsque je me rendis à Ajaccio. Je cherchais alors à visiter sa maison natale. Pour qui réussit à la trouver, la découverte déçoit un peu. Tassée aux confins de deux ruelles en angle droit, on ne peut prendre le recul nécessaire pour en apprécier le volume. Pourtant, c’est une erreur que de se laisser piéger par le maigre résultat d’un urbanisme vorace. Car, lorsqu’on prend la peine d’y pénétrer, on découvre que cette bâtisse où poussa le « petit caporal » est dotée d’une magnifique salle de bal… Conclusion sommaire, Napoléon, qui grandit au Siècle des Lumières, est comptable de son savoir-vivre et de ses apparences. La cuisine, ou plus rigoureusement le service de la Bouche ne peuvent donc lui être étrangers. De là, l’historienne commençait à poser des questions.
Lorsqu’on entend jouer la partition gastronomique de l’empereur, il faut d’abord clarifier une définition, celle de la table. Il n’est pas question de compter la vaisselle pour compter la vaisselle, d’accumuler les kilos de bœufs et les batteries de poulets déplumés. Pas question non plus de se cantonner en cuisine à la recette du poulet marengo. Les gammes sont toutes autres. Il convient de comprendre comment Napoléon, né sous l’étoile déclinante du duc de Choiseul dans la pâleur de l’Ancien régime, a retrouvé, transformé ou réinvesti le langage des arts de la table. Dans ce cheminement, il est crucial de garder à l’esprit l’éducation d’un homme né au XVIIIe siècle, qui en acquit les codes pour mieux s’en affranchir au XIXe. Picasso est bien devenu Picasso après avoir lui aussi, en brillant copiste, compris les techniques des grands maîtres .
Cette partition s’accorde à d’autres musiques. L’aube napoléonienne est riche de bouleversements. On songe à la recomposition géographique de l’Europe, aux codes, à l’administration, à ce nouvel état qui érige une « modernité » que n’aurait pas reniée le génie de Louis XIV un siècle plus tôt. Elle l’est tout autant dans le domaine des pratiques culinaires. Pour un aristocrate – et Napoléon en est d’abord un –, ce qui compte c’est le prestige d’une Maison, son rayonnement. Talleyrand est le maître absolu en ce domaine. Comme une acmé, le mot gastronomie apparaît alors . Le service de la Bouche est un art recherché de cette cuisine aristocratique qui se traduit par la vente démultipliée des ouvrages de cuisiniers. Or, avec la Révolution française, les Maisons les plus éminentes comme d’autres moins importantes, fuient la France, s’exilent en Amérique ou en Angleterre. Une partie de leurs domestiques ne peuvent les suivre. De nouveaux maîtres se dressent et les emploient. Enfin les restaurants apparaissent, bien que la définition de ce terme soit très réduite à ce que l’on connaît aujourd’hui.
Le cuisinier ou, plus précisément, le maître d’hôtel ou parfois maître queux est de cet élan. Il entrevoit la possibilité d’une liberté. Il devient un extra. Quelle symbolique pour cette étymologie latine ! Tout est dit dans ce terme qui signale que désormais une partie de la domesticité et donc de la sociabilité d’Ancien régime s’affranchit, mais, ne s’émancipe pas encore. Preuve en est les noms de plats demeurent attachés à ceux des nobles que ces employés servent toujours, même s’ils peuvent désormais quitter leur maître .
Et l’empereur dans tout cela ? Napoléon sacré, il se doit de construire sa « Maison » et de forger une dynastie. Ce sont les deux premiers soins de son règne. Deux « pièces » interrogent cet édifice. La première est un registre déposé aux Archives nationales. Dans ce registre, l’ensemble du personnel de la Maison de l’empereur apparaît. Quel est le premier nom ? Il s’agit de Charles Louis Pfister, né le 24 février 1766 – il a donc trois ans de plus que l’empereur – dans le département de la Seine-et-Oise . Que fait-il ? Il est le maître d’hôtel de Napoléon. Est-ce un hasard ? Peut-être pas. Car le deuxième nom est aussi celui d’un cuisinier (Louis Augustin Gallyot) et le troisième celui de Joseph Ambard, concierge du palais. La maison s’est créée, et il fallut enregistrer, ne serait-ce que pour des impératifs comptables comme les gages, les hommes les plus utiles immédiatement. Selon cette logique, le maître d’hôtel est un pivot central.
La seconde archive est un imprimé. Il s’agit de L’Étiquette impériale . Sa force est d’être un document publié, qui répond à un acte et de réflexion et de diffusion. On y lit notamment tout ce qui concerne le grand couvert, l’organisation des tables. Pareil document n’existe pas sous l’Ancien Régime. Les générations d’historiens qui ont dépouillé – et perdu la vue – à la lecture de la série « O Maison du roi » peuvent en témoigner. Or, pour rédiger ce texte, on a fait appel au meilleur du savoir-vivre de l’aristocratie française dispersée aux quatre coins de l’Europe. Et le service de la Bouche ou le dîner en grands couverts n’y figurent pas comme des appendices, loin de là.
De ces deux archives, un premier questionnement est né. Le lien de Napoléon avec la nourriture est-il un lien d’intendance, induit par l’image d’un soldat qui se nourrit comme il peut où il peut ? Est-il celui d’un souverain qui entend maîtriser par sa table la vie de cour ? Est-il enfin celui d’un enfant de l’aristocratie du XVIIIe siècle, nourri des récits de Tacite ou de Tite-Live, de ces hommes et de ces femmes qu’on empoisonne à coup de plats de champignons ou d’aspic planqués dans des paniers ? Peut-être était-ce un peu des trois. Mais pas seulement.
Interroger la table de Napoléon – et pas seulement sa cuisine ou les mets de l’époque – n’appartient pas au domaine de l’anecdote. La table impériale doit être définie par ce qui la compose : ceux qui y officient, et ceux qui y sont invités. Elle est l’un des enjeux de l’historiographie napoléonienne, car elle démontre la construction d’un langage propre à la réminiscence d’une vie de cour – héritage de l’Ancien régime. À ce titre, on doit comparer ce qu’entend montrer Napoléon à travers les petits comme les grands festins du régime, et s’éloigner de l’énumération balourde des bals et fêtes, de la genèse simplette du poulet marengo ou pire de sa recette. À ce titre encore, on doit interroger le seul banquet dont l’empereur est absent ¬ – celui organisé par le Tsar dans les plaines de Vertus après la défaite de Waterloo en septembre 1815. En Champagne, Alexandre I imposa trois jours de parades militaires et, pour la toute première fois surtout, un service à la russe pour les soupers… quand Napoléon et l’Europe tout entière étaient servis à la française .
On entrevoit alors, par la force de ce dernier exemple, comment la table reflète une nouvelle puissance et un nouvel ordre géopolitique et l’inscrit au sein d’un ensemble culturel au départ étranger. C’est selon ce fil rouge que l’on comprend les moments où, finalement, la table n’intervient pas dans la vie de Napoléon, mais où ce dernier, de manière réfléchie et choisie, l’impose dans la vie politique et sociale du régime. C’est ainsi qu’elle devient un enjeu de l’histoire de l’Empire.