Journée d’étude doctorale SIRICE 2020 - Engagement et mobilisation internationale
« Jeté dans un monde plein de contradictions, chacun de nous éprouve souvent le besoin de se retirer du jeu, de se mettre à l’écart sinon ‘au-dessus’ des événements, en spectateur détaché. » Écrite en 1937 dans la revue Esprit, cette phrase de Paul-Louis Landsberg ouvrait Réflexion sur l'engagement personnel, texte mobilisateur pour toute une génération d’intellectuels catholiques. Il interrogeait, à l’heure de la guerre civile espagnole, la tension entre ce désir de fuir l’histoire et le besoin de s’engager.
Face à la résignation et au sentiment d’impuissance, l’engagement apparaît comme une valeur cardinale des sociétés contemporaines. Son étymologie a d’abord signifié « mettre quelque en chose en gage », nous rappelant qu’il y a un prix à payer pour son engagement, avant d’évoluer au XXe siècle pour prendre le sens plus large d’entrer dans une action, et, dans sa forme pronominale (« s’engager »), celui de prendre position sur des questions politiques. Cette notion reste toutefois difficile à cerner tant elle renvoie à de nombreuses définitions (littéraires, juridiques, philosophiques…), interprétations et expériences. En d’autres termes, la signification de la notion d’engagement est tributaire de son contexte d’emploi. Comment opérer avec un terme si polysémique en histoire ?
Les fondements historiographiques de son étude ont pourtant été posés voilà plusieurs décennies, non seulement par des travaux en sciences sociales soucieux d’en préciser le sens, mais aussi par des études plus spécifiques qui ont contribué à forger des figures devenues archétypales de l’engagement (à l’exemple de l’intellectuel·le engagé·e ou du résistant et de la résistante). Ces travaux ont mis en évidence la diversité des formes que prend l’engagement, « concept descriptif utilisé pour désigner des formes d’action caractéristiques de certains types d’individus ou de groupes » ; ils ont aussi contribué à distinguer ce qui relevait d’un « engagement » au sens politique, entendu comme une prise de position dans l’espace public, et ce qui relevait plus de l’« implication » au sens plus général que Norbert Elias donne à ce terme5. Elias voit en effet dans l’engagement une plus ou moins grande implication émotionnelle par rapport à l’objet considéré, une irrationalité, qui vient s’opposer à la rationalité et l’objectivité que représente la distanciation. L’engagement représente alors une tension entre implication et distanciation, dans laquelle la première prend le pas sur la seconde.
Le constat qui fait de l’engagement une aventure à l’échelle internationale à l’époque contemporaine n’est pas une découverte récente. L’historiographie du volontariat armé international, ou encore les études consacrées aux internationales partisanes ont pourtant su donner récemment une plus grande visibilité à la dimension internationale de l’engagement que ce soit par exemple pour le thème des droits de l’homme, du féminisme, de l’unité européenne, du pacifisme ou encore de la religion. Cette internationalisation des idées, des acteurs et des actrices, des enjeux (qu’ils soient militaires, politiques, économiques, scientifiques ou genrés) trouve matière à renouvellement avec l’essor d’une approche transnationale soucieuse de mettre en évidence les circulations, les hybridations et les emprunts réciproques. Les révolutions des communications et des techniques qui ont eu lieu depuis le XIXe siècle ont bouleversé les pratiques comme les perceptions des contemporains. Transformant l’horizon des sociétés, elles ont élargi le contexte de l’engagement : le champ de leurs possibles n’est plus seulement pensé en termes locaux, mais transnationaux. À cet égard, on peut voir dans les transformations des objets et des modalités de l’engagement une évolution concomitante à celle des structures techniques et médiatiques. Cette question présente aussi un intérêt pour l’histoire du temps présent, avec le rôle joué, entre autres, par la télévision ou les organisations internationales dans la médiatisation de certaines causes visant à susciter un engagement des acteurs à l’échelle transnationale.
Cette journée d’études a pour ambition de mesurer l’actualité de cette notion à l’échelle internationale et d’apprécier la pertinence de sa mobilisation aujourd’hui comme objet d’histoire pour les chercheuses et chercheurs. À partir de leurs travaux, elle vise à dépasser l’usage de ce terme comme une simple convention de langage pour mieux en définir les contours épistémologiques et à ouvrir une réflexion sur l’historicité de ce terme, tant l’engagement a pu revêtir au fil de la période contemporaine des formes dont le sens fut très différent. Les contributeurs et contributrices sont ainsi invités à mettre en évidence, à travers leur sujet de recherche, non seulement les mécanismes concrets de l’engagement mais plus encore à réfléchir à cette notion sous l’angle théorique. Les communications pourront pour ce faire s’appuyer, sans s’y limiter, sur les trois axes d’étude suivants :
Axe 1 – Définir l’engagement international
Cette journée vise tout d’abord à interroger les différentes lectures possibles de l’engagement, et de mesurer l’évolution du sens donné à cette notion. Il s’agit non seulement de déterminer ce qui relève effectivement de l’engagement (participation dans l’espace public, caractère irréversible de l’action, son coût), d’identifier la diversité des facteurs qui en sont à l’origine (idéologie, rôle des cultures politiques, dispositions personnelles, utilité créditée à l’action) mais aussi d’envisager les multiples registres d’action mis en oeuvre (les moyens matériels de l’engagement varient d’un pays à l’autre, interrogeant l’efficacité et la légitimité des ressources déployées ; ces moyens peuvent être pacifiques à l’instar des médias ou des rassemblements, ou armés).
L’engagement à l’international peut être envisagé sous deux angles qui ne se recoupent qu’en partie : d’une part un engagement international pour une cause internationale (par exemple la Force de maintien de la paix des Nations Unies, le soutien étranger au Printemps arabe), avec des actions et des réseaux internationaux, et d’autre part l’engagement international pour une cause nationale (la liberté des Grecs face à l’Empire ottoman dans les années 1820, les Républicains espagnols de 1936 à 1939, les droits des Palestiniens).
Cet axe invite à étudier les pratiques concrètes de l’engagement international. Celles-ci posent la question des effets de l’intense circulation des idées, des modèles et des acteurs, ainsi que de l’importation de répertoires d’actions. Elles soulèvent aussi la question de la capacité réelle de peser sur les événements internationaux face aux difficultés liées à cette échelle d’action (problème de la langue, franchissement de la frontière, répression des autorités, constructions de mythes politiques, distorsion entre les situations nationales et désaccords politiques ou stratégiques).
Axe 2 - Continuités et ruptures biographiques de l’engagement et leur mise en récit
L’engagement prend racine dans une certaine continuité, il ne peut être considéré dans une temporalité linéaire mais s’active au gré d’événements et de situations qui entrent en résonance avec un parcours biographique. La notion d’engagement, dont le piège serait d’en faire un usage mécanique et hors-sol, permet de situer l’action dans une trajectoire, elle revient à porter son attention à ce que des historiens de la Résistance ont appelé la « disponibilitéfonctionnelle», c’est-à-dire l’exercice d’une fonction ou la possession de compétences qui proviennent d’une pratique militante ou civique. On s’intéressera de ce fait aux coûts et aux rétributions de l’engagement, mais aussi aux évolutions qui interviennent au cours d’une « carrière » d’engagements internationaux. Le caractère cumulatif de ces engagements, et leur compatibilité pourront être interrogés. Dans quelle mesure les différents engagements pris sont-ils cumulatifs ou antinomiques ? Dans quelle mesure la dissonance, la combinaison entre deux engagements, a priori incompatibles, est-elle possible ? Cette question de la compatibilité des engagements se pose-t-elle entre engagements national et international ? Entre différents engagements internationaux ? Quel discours les acteurs concernés portent-ils sur cette pluralité (ou même unicité) de leur engagement ?
Plus encore que la seule dimension événementielle d’une trajectoire biographique de l’engagement, on s’intéressera également dans cet axe au discours que les acteurs et les actrices portent sur leur propre engagement à partir d’ego-documents, par exemple. Comment ceux-ci justifient-ils la prise d’engagement ou encore la dissonance entre plusieurs de leurs engagements au cours de leur parcours ? Quel regard ces acteurs portent-ils a posteriori sur la logique de ce dernier et de leur engagement ? Cet axe permettra donc de réfléchir aux stratégies discursives développées, mais également aux supports de la narration de l’engagement : mémoires, journal intime, tribune… et sur les rapports différenciés au temps de l’engagement, en fonction de la plus ou moins grande proximité entre temps de l’engagement et temps du discours, que ceux-ci induisent. À cet égard, il importe ainsi de situer l’engagement dans un temps plus long que l’acte lui-même, celui des origines comme celui des conséquences de l’engagement.
Axe 3 — Le non-engagement : abstention et refus de l’engagement à l’international
Certains événements internationaux semblent exiger, à l’exemple des crises humanitaires ou des conflits armés, un engagement. Dans ce contexte, dans quelle mesure le refus de l’engagement s’offre-t-il aux acteurs, individuels comme institutionnels ? Peut-on opposer à l’engagement une autre catégorie qui lui serait symétrique, le non-engagement ? Ce refus de s’investir interroge les motifs moraux et politiques sur lesquels les acteurs s’appuient et le système d’argumentation qui les met en oeuvre. Rester en marge d’une cause peut se faire de diverses façons : via un refus conscient et revendiqué, par une abstention contrainte, ou bien encore sans en avoir conscience, à travers une indifférence non théorisée. Les ressorts en paraissent, là aussi, pluriels, de sorte que nous pourrions conclure que les motifs du désengagement peuvent présenter des similarités à celui de l’engagement.
La journée d’études s’intéressera à ce titre à cette volonté de se tenir en retrait et de quitter l’arène publique internationale. On pourra se demander s’il existe des temps spécifiques où l’engagement international a mauvaise réputation, est disqualifié ou découragé, et si la défense morale de l’apolitisme ou du non-alignement est privilégiée dans certains contextes. En retour, cette question amène à s’interroger sur l’engagement comme résultat de processus contraignants qui s’imposent aux acteurs comme un impératif qui ne peut être violé. En quoi l’engagement international présente-t-il une forme de normativité et dans quelle mesure la déviance par rapport à cette normativité est-elle tolérable et même possible ?
Comité scientifique : Alya Aglan (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Éric Anceau (Sorbonne Université), Anne-Laure Briatte (Sorbonne Université), Jean-Michel Guieu (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Comité d’organisation : Nicolas Batteux (Sorbonne Université), Maxime Launay (Sorbonne Université), Amal Silva Da Cruz (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)