Olivier Brun
Roger Wybot, genèse d'un contre-espionnage français modernisé
Roger Wybot fut au XXe siècle l’un des hommes les plus puissants et les plus singuliers de France. Il est pourtant relativement oublié aujourd’hui. Ce n’est pas rien que d’avoir contribué, à vingt-huit ans, à la mise en place puis à la direction à Londres du contre-espionnage de la France libre, avant de créer après-guerre à Paris la redoutable et redoutée direction de la surveillance du territoire (DST), dont il fut le directeur pendant quinze ans, longévité jamais égalée ensuite durant la vie administrative de ce service.
Roger Wybot a longtemps suscité la crainte : Jean Rochet, qui deviendra lui-aussi directeur de la DST, dira ainsi dans ses mémoires qu’il avait été fortement impressionné, alors qu’il occupait différents postes dans des cabinets ministériels de la IVe République, par les allusions fréquentes des ministres et parlementaires à un personnage qui apparaissait redoutable. « A l’assemblée nationale son nom était prononcé à voix basse. Les élus étaient persuadés qu’il se faisait rendre compte dans le détail de toutes leurs fredaines et que, notamment, le récit de leurs « bonnes fortunes » était tenu à jour pour être porté à la connaissance de leur chef de service. Ils allaient jusqu’à lui attribuer une puissance diabolique, redoutée par le ministre de l’Intérieur lui-même, qui n’arrivait pas, disait-on, à s’en débarrasser malgré les pressions faites sur lui ». Le journal l’Aurore rapporte même qu’un avocat célèbre, un ministre, dirent de lui en leur temps « c’est le diable ».
De caractère fort, difficilement influençable, cet intuitif a su avec persévérance modeler la DST selon ses vues, bouleversant des méthodes anciennes pour inscrire le service de contre-espionnage dans son temps. Incontestablement, il est le père du contre-espionnage français moderne.
L’objet de cette recherche est donc bien une biographie et à travers elle l’histoire du contre-espionnage français au milieu du vingtième siècle, sous un angle inédit jusqu’alors.
Une première partie montrera un Roger Wybot vivant, transporté par les événements qui se succèdent : né Warin, jeune officier sous contrat, il se retrouve embarqué par le tragique de la guerre dans une aventure exceptionnelle qui, déjà, lui donne les clés d’une carrière. Car avec la guerre, singulièrement avec la section du contre-espionnage du BCRA, l’avenir de celui qui devient Wybot est en marche. Alors même que le poste de directeur du contre-espionnage ne lui était pas dû au sortir du conflit, il sait s’imposer et utiliser son savoir-faire pour transformer cette machine administrative et la placer au cœur des grandes affaires de la IVe République.
Mais ce travail ne saurait suffire. L’objectif est aussi de se demander, par-delà les événements qu’il a traversés, qui était réellement Roger Wybot par une approche croisée. L’individu ne se laisse pas facilement cerner. Ou plutôt, il a tant fait de son vivant pour construire son image que le risque est fort de se laisser porter par un portrait flatteur, sans chercher les zones d’ombre. Avec l’ancien spécialiste du contre-espionnage, le directeur tout puissant de la DST, la force et l’ampleur des manipulations ont été considérables. C’est vrai pour les affaires traitées, et on en comprend bien la nécessité, c’est aussi vrai pour sa propre représentation.
La seconde partie présentera donc un Roger Wybot dans l'action, de la liquidation des affaires de la guerre à l'entrée dans la guerre froide, avant que les mouvements de décolonisation ne concentrent l'attention du service. Une troisième partie, celle qui correspond à son éloignement du métier pour lequel il s'est tant investi, visera donc à reconstituer un portrait de l’homme, plus fidèle à la réalité, tout aussi étayé que le déroulé chronologique, mais interrogeant le pourquoi de cette relative mystification.
Cela passe par une remise en cause radicale des sources qui lui sont directement imputables, en particulier l’ouvrage « Roger Wybot et la bataille de la DST », signé par Philippe Bernert, dont il ne fait aucun doute que Roger Wybot a tenu la plume d’une main ferme. Il s’agira ainsi de remettre en perspective, en la critiquant et probablement en la déconstruisant, la seule source globale aujourd’hui aisément consultable sur un homme insaisissable.
L’objectif est bien d’atteindre Roger Wybot en historien, en répondant à une série de question. Quelle était donc sa personnalité si singulière ? S’est-il retrouvé dans ses convictions et ses réseaux et ses traditions, s’est-il retrouvé enfermé par eux, ou au contraire son chemin a-t-il constitué une démarche pour s’en affranchir ? En quoi a-t-elle influencé, positivement ou négativement sa manière de travailler et surtout de façonner le contre-espionnage, cette mission de service public si particulière ? Et finalement, que reste-t-il aujourd’hui de Roger Wybot ?
A travers ce travail va se dessiner le portait d’une DST nouvelle et installée durablement pour toute la Guerre froide, elle-même héritière de la surveillance du territoire d’avant-guerre et des méthodes acquises pendant la lutte. Ce service est en effet fort peu connu, n’ayant pour les premières années de son existence, pas fait l’objet de recherches approfondie.
*
L’objectif est donc ambitieux : de la Seconde guerre mondiale à la tumultueuse IVe République, un homme se nourrit des circonstances et, avec une personnalité exceptionnelle, devient en son temps le chef redouté d’un contre-espionnage français moderne. Au travers de Roger Wybot, l’étude doit pouvoir ainsi apporter une contribution à la compréhension d’une activité - le renseignement intérieur et le contre-espionnage - peu étudiée durant cette période charnière.
-
Moutouh Hugues et Poirot Jérôme (dir.), Dictionnaire du renseignement, Paris, Perrin, 2018, puis en collection Tempus (édition revue et augmentée), 2020, 1424 p. (Membre du comité de rédaction et l’un des principaux auteurs)
-
Brun Olivier et Martin Champion, « Le secret de la défense nationale, le point de vue institutionnel », in Forcade Olivier, Laurent Sébastien-Yves (dir.), Dans le secret du pouvoir, l’approche française du renseignement, XVIIe - XXIe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2019, 560 p.
-
Brun Olivier, « La recherche sur le renseignement, un édifice toujours en construction », Cahiers de la sécurité et de la Justice, n°50, Paris, La Documen- tation française, janvier 2021
-
Brun Olivier, « Des « collabos » français derrière les lignes alliées : quand l’Al- lemagne organise des parachutages clandestins en France (1944-1945) », His- toire, économie & société, vol. 41, no. 1, 2022, pp. 126-139
-
Brun Olivier et Jérôme Poirot, Histoire du renseignement français, Paris, Perrin, 2022, 360 p.