Kévin Wursthorn
Kévin Wursthorn, "La force du faible : l'expansion de la présence française dans le golfe Persique (des années 1950 aux années 1980)"
L’histoire contemporaine du Golfe persique a été marquée par la présence britannique depuis 1819[1]. L’insertion du Golfe à l’intersection de différents espaces économiques, macro-régionaux et mondiaux dès le XIXe siècle, avant la découverte du pétrole, a fait l’objet de travaux importants et renouvelés[2]. L’impérialisme britannique a favorisé l’internationalisation croissante de cette région au XIXe siècle et la progressive création de cet espace composite appelé le « Moyen-Orient »[3]
La France s’y engage dans les années 1950, par ses participations dans les concessions pétrolières, alors que l'hégémonie britannique dans la région commence à s'effriter. En Irak et dans les Emirats, la France a assis son influence, depuis 1928, via ses intérêts pétroliers dans l’Iraq Petroleum Company (l'IPC) et, en Iran, lorsque la Compagnie française des pétroles (CFP) acquiert en 1954 une participation dans la National Iranian Oil Company (NIOC) créée en 1948. L’engagement des compagnies occidentales fit de cette région, à partir des années 1950, la première région pétrolière productrice du monde. Alors que la question de la sécurité énergétique devient vitale pour les pays occidentaux dès 1945, les pays producteurs cherchent à " réintégrer les puits dans l'espace juridique de leur souveraineté étatique"[4]. L'émancipation politique va de pair avec l'émancipation pétrolière. Puissance secondaire dans le Golfe face aux Anglo-Saxons, la France construit, avant le retrait britannique, les fondements d’une politique d’influence originale. Si les Anglo-Saxons disposaient de milliers d'expatriés sur place, la France n'en comptait qu'une centaine, restant le plus souvent isolés dans un microcosme éloigné des sociétés locales. Pour limiter cette contrainte, la France et la CFP s'appuyèrent sur un réseau local pleinement intégré à la société et témoignant de son évolution. A l'origine, celui-ci faisait la part belle aux Libanais, mais ces derniers, étant de plus en plus mal vus par la population, il évolua pour intégrer des natives de chaque pays.
Etat de la recherche
La présence française dans le Golfe persique au XXe siècle a longtemps été abordée sous l’angle d’une histoire des relations économiques internationales, illustrée par les travaux d’André Nouschi en France, d’Edward Peter Fitzgerald dans les années 1990, issu de l’école de la Business History américaine, de Nicolas Chigot, ou de Philippe Tristani. Mon propre mémoire de master sur l’implantation de la CFP au Qatar s’inscrivait dans cette continuité[5]. Nous nous proposons ici de renverser la perspective et de faire non pas une histoire économique de l’entreprise, mais de démontrer que les sources de l’entreprise sont aujourd’hui les plus à même d’aider à écrire une histoire du terrain, une histoire sociale des différents acteurs qui participent de la redéfinition du rapport des forces entre Occidentaux et pays pétroliers.
Problématique et bornes chronologiques
Nous nous proposons donc d’aborder le sujet en plaçant l’entreprise, les hommes qui l’animent et leurs interlocuteurs locaux, au cœur de la réflexion : ainsi, dans les Emirats, les entreprises pétrolières françaises nouèrent des contacts avec les responsables locaux, les entreprises et les puissances étrangères bien avant que la France n'y installât une représentation diplomatique en 1971. En ce sens, la CFP développa une véritable diplomatie d’entreprise, encore peu étudiée par les historiens, et dont l’examen participe d’une histoire renouvelée des pratiques diplomatiques contemporaines[6].
Mon projet de thèse se propose d’articuler l’action des acteurs privés et publics engagés sur le terrain pour développer la présence économique et culturelle de la France dans un environnement fortement marqué par l’influence anglo-saxonne. La CFP, à l'initiative de son président Victor de Metz, s'est précocement lancée dans la coopération culturelle afin de renforcer ses relations avec les Etats du Golfe, finançant différents projets, comme ceux de l'Alliance française dès 1954. La CFP et le ministère français des Affaires étrangères ont bien perçu que l’action économique et l’action culturelle se renforçaient mutuellement. La CFP fut donc l'avant-garde de la présence française dans la région. Pour assurer cette diplomatie d'entreprise, l'entreprise bénéficia du soutien de hauts fonctionnaires, comme René Massigli, ancien ambassadeur de France à Londres, détaché auprès de Victor de Metz en 1954. Il utilisa ses réseaux pour assurer la sécurité des investissements du groupe au Moyen-Orient. Un autre diplomate, François de Laboulaye le remplaça de 1958 à 1962 et créa un département des relations extérieures à la CFP pour prendre en charge les relations avec les différents gouvernements ainsi que la coordination de la politique culturelle française. Cette action a permis de maintenir une présence française dans les périodes où les vicissitudes politiques ont entraîné une interruption des relations diplomatiques. Elle se substitua à l’Etat, en créant notamment un service de bourses pour faire venir des étudiants du Moyen-Orient en France, en augmentant les crédits d’aide aux écoles françaises et en publiant la Revue arabe de Paris de 1957 à 1963. La création d'Elf, en 1966, compagnie contrôlée entièrement par l'Etat marqua une rupture pour la présence française dans le golfe Persique. Elf devint le domaine réservé de l'Elysée. Cette thèse cherchera également à savoir s’il y a eu une opposition tangible entre la CFP et l’Elf au Moyen-Orient et quel rôle y joua l'Etat français.
Pourtant, ces rivalités ne semblent pas avoir remis en cause la stratégie française au Moyen-Orient. Un signe marquant de la relation privilégiée en voie d’établissement entre la France et les Etats du Golfe se manifeste en 1971, année du retrait britannique, lors de la demande d’adhésion du Qatar à l’ONU. Hassan Kamel, principal conseiller de l’émir du Qatar, effectua sa demande en français et non en anglais comme on pouvait s’y attendre pour un ancien protectorat britannique. La personnalité d’Hassan Kamel, qui, pendant une trentaine d’années fut l’interlocuteur principal de l'IPC, avait fortement contribué au rapprochement entre le Qatar et la France dès la fin des années 1950. Cet intellectuel égyptien, de formation française - il avait fait son droit à Paris -, était toujours resté très francophile et francophone. Cette situation offrait à la CFP des entrées plus faciles auprès du gouvernement qatari et rendait le Qatar plus autonome vis-à-vis de la tutelle britannique que les autres émirats, facilitant ainsi l’action de la CFP. On retrouve dans les autres pays du golfe Persique des situations similaires qui permettent à la France d'avoir précocement une certaine influence dans la région, par le biais d'interlocuteurs locaux (politiques, entrepreneurs, commerçants) cherchant une diversification des partenaires pour rompre la domination anglo-saxonne.
La thèse prendra donc en compte ces acteurs locaux, souvent oubliés de l'histoire des relations internationales, et qui, pourtant, ont joué un rôle majeur dans cette diplomatie de terrain. Située à l’intersection de l’histoire des relations internationales, de l’histoire sociale, de l’histoire des entreprises, la thèse entend conjuguer l’approche économique et l’approche culturelle, pour éclairer l’histoire contemporaine d’une région, le Golfe persique, devenu, dans la seconde partie du XXe siècle un acteur autonome des relations internationales. Dans cette perspective, la thèse comportera une ouverture pluridisciplinaire sur l'économie, la géopolitique et le droit international puisque les juristes français ont également joué un rôle dans le découpage des frontières maritimes et terrestres du Golfe persique : le 8 novembre 1965, Hassan Kamel désigna le professeur Charles Rousseau comme arbitre dans le différend qui opposait le Qatar et Bahreïn.
Si les années 1950 voient les premières exportations de pétrole des émirats et l'élargissement du champ d'action de la CFP au Moyen-Orient ; les années 1980 marquent une rupture dans la stratégie française avec la révolution iranienne et la guerre Iran-Irak. Les réseaux locaux, tissés depuis plus de 30 ans, sont partiellement remis en cause et la France doit, malgré elle, prendre parti entre deux de ses partenaires stratégiques au Moyen Orient.
Sources de la recherche
La recherche se fondera en premier lieu sur les archives Total, d'une grande richesse. Elles contiennent les archives des différents consortiums internationaux auxquels la France participa, ainsi que de nombreux documents rédigés par d'autres acteurs clés, comme le Quai d’Orsay, les ministères de l’industrie, de l'économie ou de la défense, témoignant du lien particulier établi entre les entreprises pétrolières et l'Etat. Surtout elles permettent de nourrir notre approche d’histoire sociale, celle des acteurs de terrain que nous privilégions. Ces acteurs sont directement entrés en contact avec l’entreprise et plusieurs fonds leurs sont consacrés. On y trouve également les informations sur la politique sociale du groupe, notamment en matière de logement et d’éducation. On peut donc étudier l’influence des compagnies pétrolières sur la sédentarisation des populations locales et ses limites, les personnes concernées critiquant régulièrement la qualité des logements fournis. Cette histoire sociale est marquée par l’apparition des premiers syndicats dans le Golfe, qui sont nés dans le secteur pétrolier. Les archives de Total permettent d’en comprendre la naissance et l’évolution puisque le groupe en fut témoin.
Ces fonds seront complétés par les archives des administrations précédemment citées et par ceux de la présidence de la République. Les Archives du monde du travail, à travers le CNPF, présentent le regard du patronat sur la présence française dans la région et témoignent des relations et des coopérations qui ont été tissées avec plusieurs petits patrons du Golfe. A ce réseau original s’ajoute celui des services d’espionnage. Le SDECE dispose, durant toute la période, d’informateurs sur le terrain, locaux ou étrangers, à différents échelons de la société. A travers les notes du SDECE, on peut ainsi voir transparaître la vision de ces acteurs locaux, qui est absente des archives officielles.
L’influence anglo-saxonne prédominante nous conduira à consulter les archives de la British Petroleum ; et ceux du Foreign Office, du Ministry of Fuel and Power et du Treasury Office. Les archives américaines fourniront un autre regard puisque l'hégémonie britannique tend progressivement à être supplantée par l'hégémonie américaine à partir de 1945.
[1] James Onley, The Arabian Frontier of the British Raj. Merchants, Rulers, and the British in the Nineteenth-Century Gulf, Oxford University Press, 2007.
[2] Philippe Petriat, « Les grandes familles marchandes hadramies de Djedda, 1850-1950 », thèse de doctorat d’histoire de l’Université de Paris 1 (2014) ; Guillemette Crouzet, « Genèses du « Moyen-Orient ». Les Britanniques dans le Golfe Arabo-Persique (1800-1914) », thèse de doctorat d’histoire de l’Université de Paris IV (2014).
[3] Guillemette Crouzet, " Rivalités et utopies impériales en Perse : les Britanniques et la « Karun River » au XIXe siècle ", Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 47, 2013, p.150.
[4] Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2007, Editions La Découverte, 4ème éd., Paris, 2007, p. 314.
[5] Kévin Wursthorn, La CFP au Qatar de 1935 à nos jours, mémoire de master dirigé par Robert Frank, Paris 1, 2011.
[6] Laurence Badel, « Milieux économiques et relations internationales », Relations internationales, n° 157, été 2014.
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